Viktor Frankl : une vie au service du sens
Jeunesse et formation : de Vienne à la logothérapie (avant-guerre)
Viktor Emil Frankl naît à Vienne en 1905, au cœur d’un foisonnement intellectuel où émergent la psychanalyse de Freud et la psychologie individuelle d’Adler. Très tôt, il s’intéresse à la question du sens de la vie humaine. Étudiant en médecine à l’Université de Vienne, il discute avec les courants dominants mais s’en écarte progressivement : pour lui, au-delà du plaisir (Freud) et de la puissance (Adler), l’être humain est mû par une volonté de sens.
Centres pour adolescents : prévention du suicide et responsabilité (1928–1931)
Encore étudiant, Frankl initie à Vienne des centres de consultation gratuits pour adolescents au moment de la remise des bulletins scolaires, afin d’enrayer une vague de suicides. Il mobilise des cliniciens reconnus et propose un accompagnement bref, concret, centré sur la responsabilité personnelle et l’orientation de valeurs. Cette action ancre sa pratique : une clinique accessible, tournée vers la réalité sociale et la prévention.
Clinicien avant la guerre : un regard déjà formé
Au fil des années 1930, le climat viennois se durcit : montée des extrémismes, antisémitisme, puis Anschluss en 1938 qui met au pas les institutions — en particulier pour les médecins juifs. Diplômé, Frankl travaille d’abord à l’hôpital psychiatrique de Steinhof (où il accompagne notamment des femmes suicidaires), puis prend la tête du service de neurologie du Rothschild Hospital (1940–1942), l’unique hôpital viennois encore accessible aux patients juifs. Sa clinique du sens est déjà en place avant la déportation : écoute phénoménologique, responsabilité et capacité de choisir son attitude.
Déportation et manuscrit détruit : la tâche de réécrire
Dans ce climat de persécutions, Frankl est finalement déporté avec sa famille en 1942. Séparé des siens à l’arrivée, transféré dans plusieurs camps (Theresienstadt, Auschwitz), il sera le seul de sa famille proche à revenir vivant.
À son entrée au camp, on lui confisque et détruit le manuscrit de son ouvrage Le Docteur et l’âme (Ärztliche Seelsorge), où il exposait déjà les bases de la logothérapie. Cette perte devient une tâche intérieure : il se promet de réécrire ce travail s’il survit.
La vie des camps le confronte de plein fouet à ce qu’il défendait dans son manuscrit : l’homme, même dépouillé de tout, conserve une liberté d’attitude. Frankl observe ses compagnons et note que ceux qui gardent une « raison de vivre » — l’amour pour un être, l’idée d’un travail à poursuivre, une fidélité intérieure — tiennent mieux et semblent plus à même de survivre. Lui-même s’accroche à la perspective de reconstruire son œuvre et de transmettre. De cette traversée, il gardera une conviction simple et radicale : on peut tout enlever à l’homme, sauf la liberté de répondre à ce qui lui arrive.
Après-guerre : écrire, soigner, enseigner
Frankl sort finalement vivant des camps en avril 1945, lors de la libération de Türkheim, un sous-camp de Dachau, par l’armée américaine. De retour à Vienne, il dirige la Policlinique neurologique (1946–1970), reçoit des patients, enseigne à l’Université de Vienne et donne des conférences à l’international. Il réécrit alors le manuscrit de Le Docteur et l’âme(Ärztliche Seelsorge) — confisqué et détruit à son arrivée au camp — et le publie en 1946 ; la même année paraît en allemand son récit des camps, Découvrir un sens à sa vie (Ein Psychologe erlebt das Konzentrationslager / Man’s Search for Meaning), qui touchera des millions de lecteurs. Il poursuivra l’enseignement jusqu’à un âge avancé, tout en continuant à soigner et à écrire.
Héritage et transmission
L’œuvre de Frankl ne s’est pas éteinte avec lui. Parmi ses continuateurs majeurs, la psychiatre Elisabeth Lukas a largement contribué à diffuser et préciser la logothérapie : formatrice, autrice d’une trentaine d’ouvrages et fondatrice d’un institut en Allemagne, elle a formé des centaines de praticiens et poursuivi, dans un esprit fidèle et accessible, la clinique du sens inaugurée par Frankl.
La famille de Frankl a également joué un rôle décisif dans la préservation et la diffusion de son travail. Sa fille, Dr Gabriele Frankl-Vesely, a participé à la vie des instances frankliennes ; son époux, Pr Franz J. Vesely, supervise notamment les archives et droits d’édition au sein de l’Institut viennois. Ensemble, ils ont contribué à faire vivre l’héritage intellectuel et éditorial de Frankl.
Aujourd’hui, le Viktor Frankl Institute (Vienne) et les centres affiliés (l’EFRATE pour la France) poursuivent ce travail de conservation et de transmission. À l’international, des instituts et congrès dédiés à la logothérapie perpétuent l’étude et la pratique de cette approche.
Idées clés de Frankl
Liberté intérieure : nous ne choisissons pas tout ce qui nous arrive, mais nous pouvons choisir comment y répondre.
Responsabilité : être libre, c’est répondre — devant soi, les autres et la vie.
Le sens se découvre : il ne se fabrique pas ; il se décèle dans les situations concrètes.
Deux dimensions : psychosomatique (corps/psyché) et noétique (liberté, conscience, valeurs).
Trois voies d’accès au sens (formulation classique de Frankl) :
Valeurs de création (schöpferische Werte)— créer, contribuer, offrir.
Valeurs d’expérience (Erlebniswerte) — vivre, rencontrer, aimer, contempler.
Valeurs d’attitude (Einstellungswerte) — la manière de se tenir face à la souffrance et aux limites.